La prière, et plus généralement l’espérance, permettent une contraction du temps par l’esprit humain : par la prière ou l’espérance est rendu présent, maintenant, ce qui était éloigné dans le futur. Elles font que la Rédemption, c'est-à-dire l’événement attendu, peut arriver « dès aujourd'hui ». l’événement futur peut être vécu dès aujourd'hui (c'est le cas avec l’expiation juive, Yom Kippour ou les livres de Saint ALPHONSE DE LIGUORI ).
C'est ce type de rapport au futur comme possible dès aujourd'hui qu’on nommera le temps messianique. L’anticipation messianique présentifie, selon la structure symbolique du temps qui ajointe subjectivement ce qui est objectivement disjoint.
Encore une fois, Rosenzweig ne réfute pas entièrement Hegel : il distingue le temps historique des Etats et le temps messianique de l’altérité du temps et dans le temps. Dans le temps messianique joue également une causalité, mais nous ne pouvons pas la discerner comme nous le faisons pour le temps historique. Le temps messianique est le temps des possibles : l’anticipation espérante ne nous dit pas quand viendra l’événement possible, elle le rend simplement présent à la vie par avance. Rosenzweig refuse l’idée que l’ intelligibilité du cours de l’histoire serait absolue ; mais pour autant, il ne dit pas que l’histoire ne serait qu’une succession chaotique et anomique d’événements. La nécessité que Hegel mettait dans l’histoire est remplacée, dans le temps messianique, par l’expérience d’un temps des possibles, sans que ces possibles soient prévisibles. L’impatience messianique sait qu’un temps nouveau viendra, mais elle ne peut pas prévoir quand. La sortie du temps historique, exemplifiée par l’essence liturgique du judaïsme, marque une posture d’extériorité par rapport au temps politique qui permet de juger celui-ci en se mettant à distance du monde politique. Autrement dit : c'est la structure de l’expérience morale de sortir de l’histoire pour pouvoir juger celle-ci. La structure messianique du temps révèle donc sa dimension justicielle et éthique. Cette expérience messianique du temps est à la fois suspension – puisqu’on s’affranchit de l’irréversibilité du cours du temps – et contraction du temps : passé et futur deviennent infiniment proches. Le temps n’est plus perçu comme linéaire, ce n’est plus le temps du témoignage objectif (Zeugnis), mais le temps juif des générations, le temps de l’engendrement des générations (Erzeugung). C'est un temps disruptif, un temps marqué par les ruptures, ce qui est signifié dans le fait que l’on passe directement de l’aïeul au petit-fils.. Ce temps messianique, enfin, est un temps nommé, du fait qu’il se réfère aux générations humaines : on ne dénombre pas les années, mais on donne les noms des aïeux. Cette nomination du temps participe à sa contraction : le temps d’il y a deux générations paraîtra bien plus proche de nous que le fait de dire « il y a 140 ou 150 ans »… L’expérience humaine se place donc au point de rencontre de deux dimensions du temps : - un temps objectif, marqué par le devenir, continu, linéaire, descriptible en termes de causalité - un temps subjectif, « messianique », temps vécu qui complique les schémas de succession par les structures de nostalgie, d’anticipation, par l’implication du sujet dans la série des générations. C'est aussi ce temps qui permet de rendre possible une expérience de l’éternité « dès aujourd'hui ». Entre ces deux temps réside une différence de nature, qui est celle qui passe entre quantité et qualité, entre la ligne illimitée et le point d’intensité, entre les rayons centrifuges de l’Etoile et son cœur incandescent, entre la Voie et la Vie, pour reprendre les formulations de Franz Rosenzweig. C'est la distinction, enfin, qui passe entre le « présent-passerelle » où chaque instant n’est là que pour permettre de passer au suivant, et le « présent-tremplin » qui permet de s’installer dans un instant qualitatif, de sauter par-dessus le temps pour s’introduire à l’éternité