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Les tours de Samarante, de Norbert Merjagnan - 1 - L'esprit et le messianique

tours.JPGLe premier roman de Norbert Merjagnan, Les tours de Samarante, est un bijou, disons-le d’emblée. Après avoir été, un temps, rebuté par le glossaire de fin de livre – encore un de ces faux créateurs qui pense remplacer des idées absentes par des néologismes creux…

 

 

Nous tenons là un vrai metteur en scène, un narrateur généreux et inspiré dont la prose rappellera la trilogie des Guerriers du silence de Bordage, ou celle des Noctivores de Beauverger. Il y a des rapprochements moins flatteurs, on en conviendra. Mais c’est un fait : Merjagnan manifeste la même violence, la même facilité à donner dans l’hypotypose marquante, la même générosité dans les péripéties, et la même faculté, enfin, à inventer des mystiques et des motifs messianiques, que les conteurs à l’instant cités. C’est une science-fiction généreuse qui est alors donnée à lire, intégralement soucieuse de produire un monde cohérent, foisonnant, et transitive, c’est-à-dire non autoréférentielle. On y parle finalement moins de la condition humaine – objet d’étude qu’à juste titre on réservera aux classes de philosophie de terminale, lieux par excellence de l’apprentissage d’une pensée de l’acceptable (et seulement de celui-ci) – que d’une inhumaine condition, de tout ce qui emporte l’homme au-delà de lui-même : l’idée (qui pourrait bien être la seule matière réelle, on le verra), l’intelligence collective, la dépersonnalisation/désindividuation, la violence pure, le sacrifice de l’enfant, la quête de l’origine matricielle, de la mère, la reconnaissance du rôle métropolitique de toute ville, véritable mère des enfants qu’elle abrite… Merjagnan est un nouveau grand auteur de science-fiction (ou d’imaginaire, si l’on veut utiliser un vocable plus large, tenant compte de la part plus réellement magique que scientifique de certaines péripéties de son livre), parce que son livre est un livre de science-fiction au sens fort : son livre pense. D’une façon parfois inchoative, encore mystérieuse, floue, peut-être trop intuitive et pas assez consciente par moments, certes, mais peu importe : on comprend certaines choses, et ce qui n’a pas encore été pensé le sera sans doute dans la suite que l’auteur devrait donner prochainement de ce roman, dont la fin ouverte appelle quelques explications et la mise en scène d’une effroyable guerre dans la ville magnifique de Samarante. Un mot de l’intrigue : de la grande ville aux six tours gigantesques, Samarante, un grand guerrier, Oshagan, a jadis été banni. Equipé d’armes climatiques millénaires, il revient y accomplir sa vengeance. Pendant ce temps, une jeune femme fabriquée de toutes pièces pour être hyper-sensible aux caractères des humains et pressentir les comportements se retrouve aux prises avec la mystérieuse organisation policière de Samarante ; un jeune garçon des bas-fonds de Samarante, Triple A, ne rêve que de défier le pouvoir et d’escalader les tours de la ville, ce qu’il ne tarde pas à payer de son corps charnel et de son individualité… Le récit orchestre la convergence de ces trois destins exceptionnels… La plume de Merjagnan présente d’impressionnantes capacités à varier le rythme, les effets de suggestion visuels et sonores ; posons peut-être un léger bémol sur certains rares passages trop secs, trop paratactiques, et semblant trop immédiats dans leur écriture, qui jurent avec la tonalité globale du récit. Notre goût personnel nous pousse néanmoins à nous réjouir de l’apparition récente d’une telle écriture, par conséquent, qui ne craint pas d’en faire trop, et peut donner à la phrase française de science-fiction contemporaine l’occasion de se renouveler non par l’option du minimalisme, mais bien par celle de l’enrichissement sonore, du rythme ample et assumé. Après ces quelques jugements de valeur portés sur la qualité esthétique du roman de Merjagnan, je voudrais maintenant relever, sans les redistribuer dans l’ordre contraignant d’une démonstration systématique, quelques éléments présents dans le livre, montrant précisément comment ce livre, par sa densité – après tout, nous avons un monde, et pléthore de péripéties, en moins de 300 pages, ce qui relève tout de même du tour de force – et son inspiration, pense. Ou comment l’expérience de la lecture n’est rien d’autre ni de moins que l’expérience de ce moment de joie où l’idée nous vient « à l’idée », justement… « Les Tours n’ont rien à voir avec le reste de la ville. Leurs créateurs n’ont rien à voir avec le reste des hommes. Elles ne sont pas faites de pierre ou de métal comme le sont tous les autres bâtiments qui les entourent. Il lui vient à l’esprit qu’elles sont faites de l’idée de la pierre, de l’idée du métal et que rien, jamais, ne pourra atteindre la perfection de cette matière. » (pp.32-33) Hyper-platonisme, ici, où l’idée ne se distribue même plus en une multitude de réalités sensibles dont elle demeure le principe unitaire et le dénominateur commun. L’idée devient la matière elle-même, elle n’est rien d’autre. Les tours de Samarante sont le lieu où est tentée une fusion totale de l’idée et du matériau brut, sans qu’on en passe par l’information aristotélicienne (coopération d’une matière et d’une forme), ou par la distribution de la forme intelligible en réalités sensibles. Cela débouchera sur l’idée d’une matière pensante, dans le fil du roman. Il ne sera alors pas étonnant que l’on rencontre des descriptions où Samarante est redécrite comme chair, apparition d’une matière vivante qui n’est pas image, mais déjà la totalité de ce qu’elle a à montrer. On notera également l’élégance de la solution apportée au problème de l’union du sensible et de l’intelligible : non pas postulat d’un monde intermédiaire, imaginal, qui hypostasie le problème sans forcément le résoudre, mais compréhension du réel comme chair, matière animée, matière vitale, et donc pensante, et auto-suffisante.

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