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systar - Page 11

  • pour une definition du style dans l'imaginaire : la Horde du Contrevent

    Pour une définition du "style" dans l'imaginaire: lecture de La Horde du Contrevent, d'Alain Damasio.

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    En science-fiction, il semble y avoir une croix particulièrement lourde à porter pour les auteurs, les critiques et les lecteurs : il s’agit de la question du style. Le plus souvent non défini, sa théorisation parfois même tout simplement laissée vacante, ou lettre morte, le style est pourtant une question fondamentale, quand bien même la plupart des lecteurs, cherchant l’effet de monde (déjà hâtivement évoqué dans mon texte sur La route de Dune), que je définirai comme la sensation d’immersion dans un monde que l’on contribue pourtant à mettre en place au fil de la lecture, chercheront tout simplement à oublier jusqu’au fait qu’ils lisent. Là s’origine l’argument assez largement insuffisant, sans être toutefois radicalement faux, selon lequel le livre conserverait toujours sur le film l’avantage de pouvoir mettre en scène des mondes bien plus complexes et des réalités bien plus titanesques que tout ce qu’un plan de cinéma pourra jamais montrer, et que cela maintiendrait et définirait l’utilité intrinsèque du livre, alors même que celui-ci ne serait plus lu pour que l’on jouisse de la beauté de sa langue ou bien qu’on apprécie toujours plus consciemment l’élégance d’une construction narrative. Sans doute pour aborder avec un tant soit peu de pertinence et de précision cette question de style faut-il mettre en place une circulation toujours plus affinée entre la définition technique générale, globale, et les exemples de passages particulièrement marquants où, selon moi, « il y a style ».Je serai alors confronté, comme si j’étais face à un phénomène politique qu’il s’agirait de penser, à la gageure de concilier l’universel le plus souple, le plus accueillant, et l’identitaire le plus fort, le plus affirmé. C'est pourquoi j’adopterai pour exemple à vocation révélatrice un extrait de l’un des livres les plus forts et les plus singuliers en termes d’identité stylistique que les littératures de l’imaginaire ont produits : La Horde du Contrevent, d’Alain Damasio. Avant de proposer une première esquisse de définition du style, et un long exemple, il ne me semble pas inutile de rappeler ce qu’aujourd’hui le livre de Damasio représente dans le milieu de la science-fiction. Il serait vain de prétendre que c'est avec La Horde qu’enfin l’imaginaire a acquis ses lettres de noblesse en termes d’écriture. Il serait vain d’y voir une narration totalement inédite, un concept narratif parfaitement nouveau (une quête collective allant au bout d’elle-même, en quête de l’assouvissement d’un désir de sens, le désir devenant, au fil de la quête, son propre objet, et les sources d’un tissage de liens indéchirables entre les personnages), ou même l’expression d’une philosophie radicalement originale. Et ce au nom d’au moins deux types d’arguments, l’un de droit, et l’autre de fait : tout d’abord parce que la science-fiction, historiquement, a compté de nombreuses belles plumes (je pense à Curval, je pense à Christian Charrière que je m’apprête à lire ces jours-ci, et dont les premières pages de La Forêt d’Iscambe me laissent béat d’admiration… et à tant d’autres dont le nom me reviendrait tôt ou tard), a déjà raconté de très belles quêtes, et parce que sur le plan philosophique , de l’aveu de Damasio lui-même, La Horde intègre, quoique de manière explosive et parfois aporétique, le sens de la fluidité temporelle et l’intuition de Bergson, les thématiques nietzschéennes de l’affirmation joyeuse des forces de vie jusqu’à l’avènement d’un surhomme, et celles de la multiplicité et des devenirs chères à Deleuze ; ensuite – c'est là l’argument de droit – la science-fiction, ou plutôt l’imaginaire, ne fonctionne pas comme la quête d’une histoire radicalement inouïe (sans doute parce que de l’inouï radical se révélerait sans doute, à bien y réfléchir, parfaitement inaudible…), et encore moins comme le vecteur velouté et rendu artificiellement agréable d’un message politique ou d’une pensée qui gagnerait bien plus de rigueur et d’ampleur à se loger dans les contours certes moins enthousiasmants, mais bien plus sérieux, de l’essai philosophique. Ce qu’il faut néanmoins mesurer avec ce livre, c'est l’événement qu’il a occasionné. Non pas des ventes de best-seller (Werber, Aubenque et Dantec restent sans doute bien plus achetés que Damasio), mais le fait qu’un plaisir de lecture et qu’une émotion très singuliers et assez raffinés se soient communiqués de lecteur en lecteur comme par une lente mais sûre contamination, le livre s’écoulant de chaudes recommandations en cadeaux, et que ce plaisir, cette émotion, tiennent à la manière dont Damasio a employé la langue. J’en viens alors à la nouveauté propre à Damasio, celle qui a porté le livre et le porte encore : il s’agit de la manière dont la langue a été employée comme étant la totalité des moyens sonores, phonétiques, permettant de susciter une sensation dans le corps du lecteur, et de faire jaillir une multitude de significations plus ou moins latentes, que bien des lecteurs ont ressenties sans toutefois parvenir à les verbaliser. « Puissance », « souffle », « énergie », tels sont les mots qui ont jalonné les critiques positives du livre, en presse papier ou internet, ou encore sur les blogs. Tous ces mots traduisent imparfaitement le jeu de relations qui se tisse dans le corps du lecteur entre la chair du lecteur, son oreille et son œil seconds (ceux que l’audition silencieuse des mots d’un livre et l’effet de monde sollicitent), la teneur de sens des phrases du livre, et la teneur sonore de chaque lettre employée. Je touche alors, tout simplement, à ce qu’il me semble pertinent d’appeler style, justement : non pas une qualité qui ne serait que de l’auteur, ni du texte et de rien d’autre, mais bien ce jeu, ce tissu de relations multiples entre mots du texte, corps et esprit du lecteur. Comment identifie-t-on un style ? Au type d’événement que le livre fait survenir chez le lecteur. Y a-t-il alors toujours style, dans ces conditions ? Oui et non : tout tient à la qualité de l’événement engendré… Les larmes, ou l’émotion recueillie et bouleversée que La Horde a pu arracher à bien des lecteurs me semblent receler une noblesse d’âme que jamais la larme de midinette n’égalera. Où l’on voit que, lors même que l’on tente d’introduire, en vue d’une description de l’acte de lecture, une part de subjectivité dans la définition du « style », on demeure dépendant d’une hiérarchisation minimale des choses et des événements à partir de laquelle seulement l’art devient possible…
  • dossier spécial Damasio

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    Comment ne pas saluer par tout le tintamarre possible l’excellent numéro 42 de la revue Galaxies – Science-fiction, dont le dossier central est consacré à l'oeuvre splendide d' Alain Damasio ? Damasio : s’il m’est déjà arrivé d’évoquer rapidement, au détour de divagations littéraires, le damoiseau en question, je n’ai toutefois pas encore évoqué frontalement ce qui s’est passé avec ses deux romans, La Zone du Dehors et La Horde du Contrevent. Je parle bien d’événement, de ce qui « se passe », lors de la lecture des livres de Damasio, car l’art de cet auteur hors-normes est précisément de ne point laisser le lecteur se contenter de caresser les concepts sous-jacents à la construction d’une narration – il me faudra démontrer plus longuement l’inanité de cette conception de la littérature de l’imaginaire, d’ailleurs, en en montrant les présupposés métaphysiques, lourds de sens et parfois même potentiellement réactionnaires - , mais plutôt de fondre totalement ces concepts matriciels dans une fluidité narrative qui doit engager le corps du lecteur tout entier. La Horde, justement : par ce livre le corps revivait, je me rappelle, au cœur de ce bel hiver si doux, c'étaient les départs du vendredi soir vers la banlieue que j’accompagnais de quelques sorties de Caracole, le troubadour génial, mage des mots charnels, de l’argot de Golgoth, impitoyable meneur de Horde, pour qui la vie, comme je l’ai déjà dit ailleurs, tient plus à son orientation téléologique, donc à l’impossibilité d’un accomplissement pourtant nécessaire, au « sens », qu’ à la chair de l’instant, qu’à l’habitation de chaque douceur quotidienne, ce que j’avais nommé la « substance » du réel… La Horde, c'était le défi qu’Alain Damasio a lancé à toute ma génération d’anciens gamins déçus par la gauche politicarde, à toute ma génération de « montés à Paris » qui n’y ont principalement découvert qu’un grand vertige de solitudes insondées – quoique entrecoupées d’amitiés qui furent comme autant de cœurs de lumière consolateurs - , c'était cette affirmation impitoyable, sans répit, sans merci, que l’on ne saurait de son existence propre éradiquer le « lien », l’intrusion en moi-même de cet autre sans qui je ne suis rien et ne sais rien être ni personne. Mais La Horde, et c'est ainsi, aussi, que le livre a existé en moi, c'était un livre sur la traversée de l’humain, sur les possibilités pour tout un chacun de se laisser un jour intégralement transir, transpercer, de part en part, par ce qui, de nous, est à la fois le plus et le moins humain, ce qu’Alain nomme le « hors humain ». La Horde venait faire surhumainement ressentir à quel point, en chacun de nous, le processus d’humanisation, le devenir toujours plus « soi-même comme un autre1 », c'est-à-dire le fait que nous ne sommes nous-mêmes que des métaphores, des transferts permanents d’identité et d’altérité, que cette genèse, donc (encore un thème sur lequel je tenterai, dans les jours à venir, à grand renfort de lectures philosophiques récentes, d’apporter quelque lumière…), est interminable. Je suis devenu Sov et Oroshi, moi qui savais depuis quelque temps déjà avoir en moi du Pietro Della Rocca.
  • La conception du temps de Franz Rosenzweig

    La prière, et plus généralement l’espérance, permettent une contraction du temps par l’esprit humain : par la prière ou l’espérance est rendu présent, maintenant, ce qui était éloigné dans le futur. Elles font que la Rédemption, c'est-à-dire l’événement attendu, peut arriver « dès aujourd'hui ». l’événement futur peut être vécu dès aujourd'hui (c'est le cas avec l’expiation juive, Yom Kippour ou les livres de Saint ALPHONSE DE LIGUORI ).

    C'est ce type de rapport au futur comme possible dès aujourd'hui qu’on nommera le temps messianique. L’anticipation messianique présentifie, selon la structure symbolique du temps qui ajointe subjectivement ce qui est objectivement disjoint.

     

     

     

    Encore une fois, Rosenzweig ne réfute pas entièrement Hegel : il distingue le temps historique des Etats et le temps messianique de l’altérité du temps et dans le temps. Dans le temps messianique joue également une causalité, mais nous ne pouvons pas la discerner comme nous le faisons pour le temps historique. Le temps messianique est le temps des possibles : l’anticipation espérante ne nous dit pas quand viendra l’événement possible, elle le rend simplement présent à la vie par avance. Rosenzweig refuse l’idée que l’ intelligibilité du cours de l’histoire serait absolue ; mais pour autant, il ne dit pas que l’histoire ne serait qu’une succession chaotique et anomique d’événements. La nécessité que Hegel mettait dans l’histoire est remplacée, dans le temps messianique, par l’expérience d’un temps des possibles, sans que ces possibles soient prévisibles. L’impatience messianique sait qu’un temps nouveau viendra, mais elle ne peut pas prévoir quand. La sortie du temps historique, exemplifiée par l’essence liturgique du judaïsme, marque une posture d’extériorité par rapport au temps politique qui permet de juger celui-ci en se mettant à distance du monde politique. Autrement dit : c'est la structure de l’expérience morale de sortir de l’histoire pour pouvoir juger celle-ci. La structure messianique du temps révèle donc sa dimension justicielle et éthique. Cette expérience messianique du temps est à la fois suspension – puisqu’on s’affranchit de l’irréversibilité du cours du temps – et contraction du temps : passé et futur deviennent infiniment proches. Le temps n’est plus perçu comme linéaire, ce n’est plus le temps du témoignage objectif (Zeugnis), mais le temps juif des générations, le temps de l’engendrement des générations (Erzeugung). C'est un temps disruptif, un temps marqué par les ruptures, ce qui est signifié dans le fait que l’on passe directement de l’aïeul au petit-fils.. Ce temps messianique, enfin, est un temps nommé, du fait qu’il se réfère aux générations humaines : on ne dénombre pas les années, mais on donne les noms des aïeux. Cette nomination du temps participe à sa contraction : le temps d’il y a deux générations paraîtra bien plus proche de nous que le fait de dire « il y a 140 ou 150 ans »… L’expérience humaine se place donc au point de rencontre de deux dimensions du temps : - un temps objectif, marqué par le devenir, continu, linéaire, descriptible en termes de causalité - un temps subjectif, « messianique », temps vécu qui complique les schémas de succession par les structures de nostalgie, d’anticipation, par l’implication du sujet dans la série des générations. C'est aussi ce temps qui permet de rendre possible une expérience de l’éternité « dès aujourd'hui ». Entre ces deux temps réside une différence de nature, qui est celle qui passe entre quantité et qualité, entre la ligne illimitée et le point d’intensité, entre les rayons centrifuges de l’Etoile et son cœur incandescent, entre la Voie et la Vie, pour reprendre les formulations de Franz Rosenzweig. C'est la distinction, enfin, qui passe entre le « présent-passerelle » où chaque instant n’est là que pour permettre de passer au suivant, et le « présent-tremplin » qui permet de s’installer dans un instant qualitatif, de sauter par-dessus le temps pour s’introduire à l’éternité
  • Le porche du Mystère de la deuxième vertu - Charles Péguy

    porche.JPGVoici la méditation à laquelle Péguy convie le lecteur dans Le Porche du Mystère de la deuxième Vertu. Ecrit de poésie, écrit de prière aussi et surtout, c'est par une musique de l’âme enfantine qu’il faut se laisser emporter.

    Il faut suivre l’image poétique, jouer le jeu de la terre et de la grosse simplicité, car il n’est de juste foi que simple et droite comme les paysans du plat pays beauceron.

    Attendant le premier souffle, le premier coup d’aile suite auquel toute la volée de prières surgira dans le ciel, le lecteur avance, appréciant variations, reprises, répétitions, modulations.

  • Alain Finkielkraut évoque Charles Péguy et Paul Claudel

    Lors des Rendez-vous de l’Histoire qui se sont tenus à Blois du 13 au 15 octobre 2006 à Blois, le thème de l’argent fut évoqué par les intervenants invités à la manifestation selon un angle d’approche principalement historique.

    Jacques Julliard, rédacteur en chef du Nouvel Observateur, prit l’initiative de proposer une approche différente pour traiter de l’argent : la littérature.

    Il en résulta une belle intervention à deux voix, avec la complicité d’Alain Finkielkraut, philosophe, essayiste, et professeur de lettres et de philosophie à l’Ecole Polytechnique. Les deux auteurs évoqués étaient Charles Péguy et Paul Claudel, tous deux catalogués auteurs chrétiens convertis, et le choix de ces deux auteurs était d’autant plus pertinent que les thèses soutenues par l’un et l’autre divergeaient à propos de l’argent dans le monde moderne.

    petite incise sur Habermas

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  • entretien avec Asensio sur Maurice Dantec

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    sur l'oeuvre de Maurice G. Dantec

     

    "Oui, Dantec, au-delà des défauts évidents de certains de ses romans (je me suis suffisamment expliqué sur ce point concernant par exemple Villa Vortex, en attendant de lire Grande Jonction) est selon toute vraisemblance un auteur qui, dans quelques années, sera d’actualité, qu’importe même l’intérêt de ses œuvres à venir. Pourquoi cette assurance qui semblera à beaucoup bien téméraire ? Tout simplement parce qu’il tente de sonder les reins creux de notre monstrueuse modernité et que cette tentative le hisse tout de même à quelques larges coudées au-dessus de nos écrivaillons, davantage occupés par la description des volutes de leurs pets que par le destin de l’Occident. Dantec est un écrivain passionnant, monstrueux au sens que le génial Bergamín donnait à ce terme, parce qu’il est sur ses gardes, attentif, je ne le sais que trop, à bien des auteurs que nos ignares journalistes ne connaissent même pas.(...)"

     

     

    Il est surtout cohérent, c’est-à-dire, une nouvelle fois, monstrueux, comme le sont, toutes proportions gardées bien sûr, ces immenses romanciers qui ont semblé se perdre dans les dédales de leurs œuvres : Kafka, Faulkner ou encore Joyce. Voyez donc : pour qui lisait Villa Vortex au moment de sa parution, il devait paraître évident que ce roman ne pouvait qu’annoncer la future conversion de son auteur au catholicisme, tant Dantec semblait tourner autour d’une Croix absente, pourtant présente en creux dans le roman, appelée par le romancier de toute sa chair à se matérialiser. Je dois vous dire que Villa Vortex a été ma toute première confrontation avec l’écriture de Dantec. Personne, bien sûr, n’a vu, en germe mais bien réelle, cette probable conversion ; personne apparemment n’a semblé apercevoir cette lettre volée qui, comme celle de Poe, était pourtant disposée sous le regard du premier venu. Ainsi, quelques mois seulement après la parution de ce roman boursouflé, chaotique, verbeux, maladroit et pourtant absolument remarquable dans certains de ses passages, Dantec a franchi le pas qui l’éloignait encore un peu plus de nos critiques qui ne sont vraiment pas obsédés par la question du divin, qui d’ailleurs ne semblent s’inquiéter d’aucune forme de questionnement… Comprenez-moi bien : je ne cherche pas à me décerner la couronne de lauriers déposée sur la tête du prince des critiques ni même à me donner, ridiculement, le premier prix attribué à quelque voyant de foire. Seule m’importe, dans ce cas, la cohérence manifeste tissée entre un romancier et son œuvre, dont les rhizomes continuent de s’étendre au moment même où je vous parle, puisque Dantec écrit beaucoup ces derniers mois, je vous l’apprends peut-être, pas seulement des romans d’ailleurs. Continuons. L’intelligence, toujours, est réactionnaire, en ce sens qu’elle dissipe les voiles bien-pensants derrière lesquels nos petits apôtres progressistes cachent l’horreur de notre monde vidé de spiritualité, qui a connu la fuite des dieux évoquée par Hölderlin et dans le même mouvement… gros de nouveaux dieux. Car, contrairement aux affirmations des imbéciles, les auteurs que nous pourrions, en schématisant allègrement, enrôler sous la bannière d’une tradition littéraire réactionnaire ne sont jamais ou presque jamais nostalgiques d’un mythique Éden, de toute façon inaccessible comme ils étaient les premiers à ne point l’ignorer. L’intérêt de leur questionnement est plutôt d’annoncer les nouveaux monstres, ces titans dont parlait Jünger, monstres, titans et démons qui ne sont pas notre avenir proche mais déjà : notre présent, notre proche passé même, tout entier issu du XXe siècle. Voyez ce qu’écrit, sur le réactionnaire authentique, ce diable de Nicolás Gómez Dávila : « Le réactionnaire n’est pas un nostalgique rêvant de passés abolis, mais celui qui traque des ombres sacrées sur les collines éternelles. » Nous pourrions finalement rapprocher l’écrivain authentique, c’est-à-dire réactionnaire, du prophète tel que Blanchot en analysait la mission : non pas tant essayer d’annoncer l’avenir que de dévoiler la face grimaçante de cet avenir sous les atours pailletés du présent. Muad’Dib est moins enserré dans les rets de l’avenir que dans ceux d’un présent qui consacrent l’échec de sa vision. Autre exemple, dans Cosmos Inc. Cette fois : avez-vous remarqué ce tropisme, on le dirait vivant, en tout cas animal, qui conduit la rutilante technologie, une fois commercialisée, à se dégrader irrémédiablement, la machine sénescente étant immédiatement remplacée par une nouvelle machine elle-même aussitôt frappée de progéria, cette rongeasse des romans de Dick, que nous pourrions encore appeler, comme le fait l’un des personnages du film Blade runner, le syndrome de Mathusalem ? Certes, le simple fait de citer Dick prouve à l’évidence que Dantec n’a rien inventé, lui qui, bien sûr, est un grand lecteur des romans de cet écrivain et de tant d’autres romanciers de science-fiction. Cependant, Dantec a pu se nourrir d’un auteur que Dick, sauf erreur de ma part, n’a pas lu : Günther Anders qui, sur cette question de la technique, de la Machine comme il l’appelle, a écrit des textes remarquables dont Dantec s’est apparemment souvenu. Qu’en fera-t-il dans Grande Jonction ? Développera-t-il cet aspect de sa critique de la modernité ou ce motif ne sera-t-il présent que sous la forme d’une commode métaphore un peu trop aisément exploitée ? Attendons de voir. Je pourrais faire une remarque voisine concernant la lecture des Pères de l’Église, dont le romancier a adapté certaines des intuitions les plus fulgurantes, par exemple relatives aux manifestations du divin ou aux descriptions (critiques on s’en doute) des doctrines gnostiques qui pullulaient à l’époque des Pères. C’est cette culture, cette curiosité, ce questionnement, totalement absents de l’esprit (et que dire de leurs œuvres ?) de bien de nos pitoyables écrivains, qui permet à un romancier tel que Dantec de porter un diagnostic sur l’homme malade, peut-être mourant, qu’est l’occidental dédouané de Dieu et avide de plaisirs qui rongent son esprit et son âme tout autant que son porte-monnaie. Bien sûr, à quelques réserves près tout de même qui concerneraient sa connaissance de la tradition chrétienne et le fait qu’il cherche à s’en nourrir (ou pas), je pourrais faire une analyse voisine à propos d’un autre écrivain fort intéressant, Michel Houellebecq dont le tout dernier roman, selon Angelo Rinaldi qui le déplore de toute la hauteur de son pédantisme de sphinx en contreplaqué de la critique, emprunte lui aussi les voies tortueuses d’une science-fiction qui est, d’abord, critique imparable de notre présent obsédé par la sphère du biopolitique.